un harlem nocturne : nous sommes resté.es éveillé.es toute la nuit, ce rêve était trop beau pour dormir

Participant·e·s

Le texte suivant a été écrit par nènè myriam konaté et Josephine Denis dans le cadre d’une micro-résidence 2020 en médiation culturelle, développant des projets en réponse à l’exposition A Harlem Nocturne de Deanna Bowen. Ada X a eu l’honneur d’accueillir les résident.es Anastasia Erickson, et Josephine Denis + nènè myriam konaté à titre de collectif.

Ada X est reconnaissante pour la générosité que chaque résident.e a apporté à ces projets ; et, que suivant une fermeture précoce de l’exposition et le contexte sanitaire, ce texte offre une voie dans la vie non linéaire de ces œuvres et des personnes qui les composent.

 

un harlem nocturne : nous sommes resté.es éveillé.es toute la nuit, ce rêve était trop beau pour dormir
par Josephine Denis + nènè myriam konaté

INTERROGATIONS ET SUGGESTIONS

Nous comprenons l’acte de définition comme une négociation constante, une invitation plutôt qu’une injonction, de façon à reconnaître la dynamique relationnelle qui donne sens à un mot. Dans ce processus, nous adoptons une pensée critique pour contextualiser les interprétations et les réceptions que nous faisons avec nuance et précision.

Traduction :

Chaque œuvre dans A Harlem Nocturne fait appel aux matériaux et aux formes qui y figurent comme outils de traduction. Notes de musique, voiles transparents, journaux deviennent tous des langages poétiques. Ce sont des instruments mnémoniques dont la familiarité recèle des charges affectives qui nous transportent vers des lieux que nous nous efforçons de garder dans nos mémoires.

Dans The Gibson Duets, la gestuelle des danseur-se-s et le mariage de certains mots et mouvements nous aident à imaginer les lieux d’où viennent les paysages culturels.

Scénariser est un clin d’œil aux dynamiques socioculturelles, à la manière dont nous voulons être dépeint-e-s et à la manière dont nous voulons que le sens soit transmis.

Récupération :

Un équilibre entre fictions et faits vérifiables transforme la fabulation critique en une nécessité pour stimuler un sentiment de familiarité ou d’agentivité dans un contexte historique. Revendiquer l’insaisissable et se perdre intentionnellement dans les récits, c’est créer l’espace et le temps pour imaginer ou inventer qui nous sommes. Nous voilà ainsi ancré-e-s dans une connaissance de ce qui nous précède et se manifeste à travers nous.

Se rétablir, c’est se mettre en convalescence, s’assouvir, c’est un soupir de soulagement – un peu de répit alors que l’accumulation de connaissances promet une intensité toujours plus forte envers ce qui nous est cher, et le besoin de protéger et de défendre.

Comment éveiller et engager les muscles dans une archive somatique? Dans une conversation, Bowen nous rappelle que « nous avons chacun-e la responsabilité d’écrire l’histoire », une invitation à approfondir la nôtre. Elle nous fait rêver en couleurs, des rêves vastes dont nous ne pouvons pas nous défaire, nous nous sentons reposé-e-s et nous voulons vous faire partager ce paysage onirique.

Le processus de narration ne fait pas partie de l’histoire qui en ressort, et pourtant il devient partie intégrale de la manière d’être du ou de la conteur-eus-e.

Guérison :

Si la blessure et le remède cohabitent, comment pétrir les muscles atrophiés, suivre le sang séché? Comment passer au travers de nos peurs, vers le désir? Que savons-nous des complots que trament ensemble peurs et désirs? Qu’est-ce qui nous pousse à constamment cultiver une confiance, une compassion, une patience et une réflexivité intarissables?

La maladresse d’essayer d’aborder un traumatisme refoulé. Ce qui est gênant, ce n’est pas le traumatisme en soi, mais plutôt la constatation que nous n’avons pas la moindre idée de la manière de traiter ces creux et ces nœuds – les ayant jusqu’alors si habilement évités.

Nous portons la mère et la grand-mère de Deana en grande estime. Nous nous vouons aux forces apaisantes et enrichissantes de leurs voix.

Répetition :

Be(1) souligne que par la répétition d’un mouvement, nous faisons appel à son ascendance. Qui invoquons-nous? Devons-nous retourner dans nos lieux intérieurs, dépourvus de mots? Quelles sont les conversations que nous tissons au fil des souvenirs?

Répétition contre répétition :

Comment accéder à quelque chose en le faisant encore et encore? Comment ce processus rend-il nos gestes et notre familiarité davantage une réaction impulsive plutôt qu’une compréhension affective de ce à quoi nous réagissons?

En quoi la répétition nous fait-elle réaliser que nous sommes si mal à l’aise face à un contexte, une idée, que nous sommes incapables d’improviser? Pouvons-nous nous imaginer ce que ce serait de vivre un scénario écrit? Nous récitons la douleur, nous la mettons en scène, mais nous ne connaissons pas sa mesure. Avide d’échapper au rôle de participant-e pour assumer celui Fd’observateur-rice détaché-e. Désespérément en quête de détachement.

Or, nous voilà en train de reprendre ce que nos mères nous ont enseigné, d’imaginer un monde que nous façonnons nous-mêmes encore et encore, c’est bien ainsi que nous tenons bon, et que nous ressortons à l’autre bout.

Empathie :

Comment pouvons-nous puiser en nous-mêmes rien que pour retrouver nos doigts emmêlés avec ceux d’un-e autre?

En quête du vraisemblable dans des miroirs déformés.

Faut-il définir ce que l’on ressent, faut-il expliquer ce que l’on vit dans l’immédiat, afin que ceux-celles qui ont de l’espace et du temps y renoncent assez longuement pour que nous puissions reprendre notre souffle? À quels obstacles sommes-nous confrontés alors qu’il nous faut exprimer des sentiments auxquels nous n’avons pas encore touché à titre personnel?

Comment pourrions-nous en toute confiance laisser voir et incarner nos expériences du traumatisme, et avoir la certitude que ceux-celles qui les infligent ne dévoreront pas avec plaisir notre douleur.

Incommensurabilité :

Comment renoncer aux caractères interconnectés et exponentiels de la vie, qui nous mettent hors de nous? Et comment aborder ce qui est hors de notre portée?

Résister aux illusions de l'(auto)suffisance.

Reconnaître le besoin comme tissu conjonctif.

Les récits sont faits de choix, les expériences vécues ne pouvant être saisies sans perte de traduction. Soyons honnêtes quant à où nous en sommes, à ce que nous prétendons savoir tout en reconnaissant l’incertitude permanente qui accompagne nos compréhensions.

Les failles d’une histoire ne sont pas nécessairement des absences. Faisons nos vases déborder.

Spécificité :

Que peuvent nous apprendre la progéniture de la curiosité et les proches du dialogue? Comment allons-nous nous rapprocher simultanément de la vérité et de l’incertitude? Un courant inépuisable de questions nous attend pour nous engloutir. Quelle est la variation d’inclinaison d’une petite fissure?

Les concepts nous laisseront toujours sur notre faim. Nous devons revendiquer les détails de ce que nous sommes et valoriser les anecdotes, le vernaculaire, les détails du quotidien, qui constituent une dynamique culturelle qui nous est propre.

Soyons attentif-ve-s et explorons chaque objet perdu et retrouvé, chaque mot et moment recherché et trouvé. Ils témoignent du fait même de la présence de personnes Noires canadiennes et de son effacement.

Les histoires orales nous incitent à écouter et à valoriser le banal, les boutades, les tonalités, les formulations physiques, les (re)formulations difficiles que nos aîné-e-s nous ont transmises. Nos corps sont polyglottes.

Les commémorations découlent d’une sorte de compétence archivistique qui est aiguisée par le soin, dans la manifestation de l’importance d’un être qui nous est cher. Collectionner évoque le comment et le pourquoi du choix que nous avons fait de nous soucier des personnes silencieuses et effaçables. Il ne s’agit pas de fantômes, mais d’êtres bruyants et d’esprits animés qui font de nous de fervents défenseurs du souvenir en tant qu’avenir.

Il y a tant à déterrer, il y a tant à constituer.

(1) En mêlant son et performance, Be Heintzman Hope est un-e facilitateur-rice en musique, dance, et rituels incarnées, basé-e à Tio’tia:ke/Mooniyang.

 

O̶N̶ ̶T̶R̶I̶A̶L THE LONG DOORWAY

nous enjambons et franchissons les frontières
nous étonnant
de ce qui rend un monde (in)visible
ici
où présentisme et (re)présentation convergent

ce qui reste à dire,
enterré
dans des coffres aux couvercles intacts
remuer et tourner
revêtue d’une performance inapte
pourquoi se froisser
souffrance sanctifiée

Une multitude peut-elle avaler sa langue
Suppression étouffante de notre imaginaire

assis-e dans l’inconfort de la régurgitation
cracher de l’air pour apaiser la respiration de certains
en nous désaltérant avec du néant embouteillé
l’eau agitée nous filtre et purifie
c’est un jeu truqué

nous pensions avoir perdu les mots
perdu la tête
ouvert toutes les bouches
regardé au fond de chaque gorge
Re-tracé

les murmures saccagent la chair
pour des méthodes prescrites
se faufiler dans l’œsophage et en sortir
projeter des voix assourdies qui fredonnent un bourdonnement grave
l’articulation est un bavardage indistinct
l’incertitude oriente les scénarios

pouvons-nous retracer
ce que la peau sait

ce qu’elle demande

savons-nous
comment se rapprocher
les un-e-s des autres
Se replacer en nous-mêmes
négociation en défense de l’optique

« de quoi avez-vous besoin pour rester présent dans ce scénario ? »

nous nous posons

combien de bile tourne colère
en crainte
en confusion
en perte

quelle part de nous
file entre nos doigts
alors que nous embrassons un autre
absorbé par le sol artificiel
îloté parmi les nouveaux biens
infiltré dans les terres
enraciner
dans l’amnésie

sublimation
noyant le désir meurtri

emballage
contour de nos lignes
une tentative de nous retenir
où allons-nous (aller)
une cause dissoute

un cri en chuchot
peur
de ce qui pourrait s’échapper
de qui est à l’écoute

pouvons-nous récupérer
atteindre le sentiment
avalé
enfoui
sous le plancher pelvien
qui relachera

qui tient le miroir
sans cesse agité
sur le point de se briser

SUM OF THE PARTS: WHAT CAN BE NAMED

En 18 minutes, Sum Of The Parts : What Can Be Named est une offrande incalculable.
Deanna Bowen nomme ses ancêtres, incante les aimé-e-s, ceux-elles qui ont porté et mis au monde des façon de faire et d’être transformatifs. Alors que certain-es ont trouvé le repos éternel, leurs descendant-e-s ont (re)fait le présent, semant de nouvelles pistes pour un avenir plus palpable.

Dans les premières minutes de lecture, je m’attends à apprendre, mais je n’attends pas d’être émue. Je reste droite, prête à retenir de façon presque robotisée autant de détails que possible sur sa lignée. L’œuvre vidéo semble être une auto-ethnographie cliniquement précise à partir de laquelle je peux accéder à une connaissance approfondie de l’artiste. Pourtant, en retraçant la trajectoire de sa famille de manière technique et non pas simpliste, elle m’emmène dans un voyage qui déborde l’espace de la galerie. Son cheminement ininterrompu à travers intimités et choix quotidiens dénoue les mythes de l’hérédité. Bowen nous rappelle les profondes survivances des racines, qui s’imbriquent sous la surface, créant des conditions propices à une respiration ample. Elle manifeste la vie en soi, et le fait solennellement ; je verse des larmes pour la force de ce qu’elle fait croître et irrigue spirituellement. Bowen est une visionnaire implacable pour avoir sorti les siens de l’obscurité et leur avoir fourni un endroit où vivre en chacun de nous qui peut recevoir ce témoignage.

Au fil des minutes et de l’évocation des vies vécues, les pertes deviennent des marqueurs indélébiles de ce qui fut et de ce qui aurait pu être. Des questions insidieuses sur le rôle de la discrimination raciale dans cette séquence d’expériences tentent de nous empêcher de recevoir le fait accumulé de notre existence. Ce détournement, qui crée une incapacité à être pleinement présent pour ce recueillement, renvoie à la douleur qui imprègne les désirs hypothétiques d’une vie meilleure.

Nous sommes ici pour assister à des ouvertures, des changements et des tissages. Alors que nous sommes assis-e-s avec les spectres d’arbres généalogiques tronqués et distordus, nous sommes tentés de nous enfoncer dans cette terre de laquelle ils jaillissent, de chuchoter à leurs racines tout en écoutant des sons familiers.

Je dois alors céder à ce déluge incommensurable d’émotions et laisser tomber ma plume. Alors que nous sommes assis-e-s, immobiles, Bowen fournit un exemple spécifique de cette magie indéfinissable, à travers le spatiotemporel, qui ancre les héritages de personnes Noires dans une recomposition constante. Nous assistons à une rencontre de vies qui aboutissent à Bowen au moment où elle fait naître sa famille. Une sublime simultanéité de la vie et de la mort, et mes craintes sont expiées dans la pratique de la mémoire. C’est là que se trouve la pratique de la guérison.

La vidéo s’arrête, nous comprenons qu’il s’agit d’un début, n’offrant aucune réponse. Un chaos dont on tire des connaissances et auquel on contribue. Faire confiance au fait qu’un processus est en cours ; un exercice de semence. Une visite de nos parents fantômes et nous les laissons passer.